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Extrait | Tom Hodgkinson ou l’art d’être oisif… dans un monde absurde

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En réaction à une modernité aliénante, l’excellent Tom Hodgkinson revient avec un manuel pratique de l’oisiveté. Drôle et éclectique, nourri de réflexions à la fois historiques, métaphysiques et littéraires, découvrez un extrait de L’art d’être oisif :

Je me demande si Benjamin Franklin, ce laborieux agent rationaliste de l’industrie américaine, s’est douté du malheur qu’il apportait dans le monde lorsque, dès 1757, animé d’un zèle tout puritain, il popularisa cet aphorisme: «Se coucher de bonne heure et se lever matin procure santé, fortune et sagesse. 1 » C’est plat et, surtout, faux.

Dès notre plus tendre enfance, nous subissons, hélas, la tyrannie de ce mythe moralisateur selon lequel il serait bien, juste et bon de sauter du lit dès notre réveil afin d’accomplir un travail utile aussi rapidement et joyeusement que possible. En ce qui me concerne, je me souviens très bien des hauts cris de ma mère destinés à me faire lever le matin. Alors que je restais allongé comme un bienheureux, les yeux fermés, essayant de m’accrocher à un rêve s’évanouissant, faisant de mon mieux pour ignorer ses cris, j’essayais de calculer le minimum de temps requis pour me lever, prendre mon petit déjeuner et arriver à l’école juste avant le début des classes. Je dépensais des trésors d’ingéniosité pour profiter de quelques moments supplémentaires de sommeil. C’est ainsi que le paresseux apprend son métier.

Les parents se chargent d’initier le processus de lavage de cerveau, et l’école prend le relais pour vous endoctriner plus encore au sujet de la nécessité de se lever tôt. Mon sentiment de culpabilité quant au fait d’être incapable physiquement de me lever tôt le matin m’a poursuivi jusqu’à mes 20 ans bien sonnés. Pendant des années, j’ai éprouvé des sentiments de haine contre ma langueur matinale. Je prenais régulièrement la résolution de me lever à 8 heures. Étudiant, j’avais mis au point un système complexe pour me réveiller le matin. J’avais acheté une minuterie pour déclencher à 7h50 pile la cafetière et le lecteur de disques, avec la musique la plus tonitruante que je connaisse: It’s Alive de The Ramones. Je réglais le volume sonore au maximum. L’enregistrement en live était précédé du bruit de la foule. Les applaudissements et les acclamations me réveillaient et je savais alors que je disposais seulement de quelques secondes pour bondir du lit et baisser le volume avant que Dee Dee Ramone ne se mette à hurler: «One, two, three, four» et que mes colocataires et moi-même ne soyons assaillis par les premiers accords de Rockaway Beach. J’étais censé boire ensuite mon café pour réveiller mon organisme. Mais cela ne marchait qu’à moitié. Lorsque j’entendais le bruit de la foule, je bondissais effectivement hors de mon lit… en titubant. Je réduisais bien le volume sonore mais j’ignorais le café et je regagnais le confort douillet de mon duvet. Je ne reprenais mes esprits qu’à partir de 10h30, puis je somnolais jusqu’à midi pour finalement me lever, saisi par un sentiment d’autodétestation. À cette époque, j’étais un vrai moraliste: j’avais même accroché au mur un poster sur lequel était écrit: «Le travail d’abord, le plaisir ensuite.» Cela faisait branché car ces paroles étaient tirées d’une chanson du groupe hardcore punk Bad Brains, mais le message, accordez-le moi, était d’un sinistre… Aujourd’hui, je fais tout le contraire.

1. Franklin, Benjamin, Almanach du bonhomme Richard, Paris, Sanson, 1846.

Tom Hodgkinson, L’art d’être oisif… Dans un monde absurde.
En librairie le 3 octobre.

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