Nous vivons un moment politique complètement inédit dont l’élection de Macron est à la fois le symbole et l’accélérateur. Une verticalité renforcée du pouvoir qui défie tous les corps intermédiaires ou les institutions et une horizontalité accrue de la société par les forces conjuguées du libéralisme économique, fondées exclusivement sur l’efficacité et la rentabilité, et du numérique. Cette disjonction est-elle tenable ?… Voici une remarquable analyse du temps présent de Roland Gori qui en démontre toutes les contradictions et les périls.
Les hommes politiques ressemblent plus à leur époque qu’à l’idéologie dont ils se réclament. La nôtre ne fait pas exception. Il fallait à notre pays un certain culot pour élire à la magistrature suprême un jeune homme quasiment inconnu, séducteur autant que travailleur, sympathique et chaleureux autant que profondément autoritaire, négociateur habile du compromis autant que « traître » méthodique, homme d’affaires autant que philosophe, bousculant allègrement tous les échelons traditionnels de la politique. Emmanuel Macron est le personnage héroïque d’une modernité où les élites ont déserté les valeurs de dette, de justice et d’égalité au profit de la performance et de l’efficacité. Il est le miroir de cette époque, de son éthique et de ses mœurs.
Par un tour de prestidigitateur dont l’Histoire réserve quelques surprises, il est parvenu à se présenter comme un homme nouveau, surfant sur une vague de dégagisme, alors même que dès son accession à la magistrature suprême, il s’empresse de mettre en œuvre les vieilles « recettes » néolibérales dont le rejet populaire avait favorisé son élection. Le nouveau Président s’est déclaré partisan d’une pensée complexe dépassant les clivages politiques traditionnels. Il a fait de sa fameuse expression « en même temps » sa marque de fabrique : de droite et de gauche, social et libéral, autoritaire et démocratique, le pouvoir macronien donne l’illusion de dépasser les vieilles oppositions dialectiques, nie les rapports de force sociaux, les idéologies, l’existence des subjectivités. La tentation d’un gouvernement « postdémocratique » n’a jamais été aussi forte.
Car la vision du monde d’Emmanuel Macron est assumée, claironnée : l’entreprise est le modèle de la société, de l’Etat, de la Nation start-up, comme de l’individu. Elle en est « le foyer d’expérience » à partir duquel doit s’organiser le gouvernement de soi et des autres. Pour mettre en œuvre cette politique de réformes structurales, Emmanuel Macron construit méthodiquement l’édifice d’un pouvoir vertical adossé à une architecture numérique de gouvernement d’individus-masse invités à se transformer en auto-entrepreneurs d’eux-mêmes.
A cette conception « bonapartiste » dans la manière de gouverner, à cette vision néolibérale du monde prônant la subordination de toutes les normes de vie à la logique des marchés financiers, l’appareil d’Etat apporte un soutien constant. Il le fait d’une part grâce à l’autorité de ses agences, d’autre part en frayant avec les réseaux sociaux, privilégiés en lieu et place des corps intermédiaires que le nouveau pouvoir écarte. Dans un Palais des Glaces où se reflète à tous les niveaux l’image du Président, le pari est que le pays ne réussira à s’imposer dans la compétition internationale qu’à la condition d’opérer une hybridation entre la technocratie étatique et les règles d’un marché globalisé au moyen d’un appareil de pouvoir autoritaire soutenu par la puissance des algorithmes. L’avenir nous dira si ce pari hautement risqué a des chances de réussir.
Du point de vue de l’auteur, cette politique risque de conduire à une nouvelle forme de totalitarisme en miroir des totalitarismes du XXe siècle. Cette gestion algorithmique des masses contrôlée par un monarque néolibéral entouré d’une nouvelle oligarchie technicofinancière expose le sujet humain dans le grain le plus fin de son existence à devoir lui-même se transformer en machine performante et sans cesse augmentée par la greffe de nouvelles technologies. Quand notre existence sociale s’élèvera avec les briques numériques, où seront les citoyens ?
Au-delà d’une analyse des politiques qui déterminent aujourd’hui le gouvernement de soi et des autres, l’ouvrage propose une réflexion sur la nature et l’origine du pouvoir. Le paradigme politique actuel est en voie d’épuisement, mais rien de nouveau ne saurait s’inventer sans une analyse psychopathologique et sociale de notre relation au pouvoir. Le désir de démocratie suppose un certain courage, courage fraternel de pouvoir dire ensemble que « l’Empereur est nu ».
Roland Gori est professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille et psychanalyste. Il a été en 2009 l’initiateur de l’Appel des appels. Il est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels : La Dignité de penser, Un monde sans esprit et La fabrique des imposteurs aux éditions Les Liens qui Libèrent vendu à près de 10 000 exemplaires.
Roland Gori, La nudité du
pouvoir.
Parution le 12 septembre