Le 13 septembre prochain Mehdi Belhaj Kacem publie Dieu, la mémoire, la technoscience et le mal.
Il n’y a de Dieu que pour l’homme, et seul l’homme est destiné à Dieu. Parce que l’unicité de l’événement anthropologique dans l’Univers, c’est celle de l’apparition d’une mémoire telle qu’il n’en a semble-t-il jamais existé auparavant sur terre.
Dieu, depuis toujours, est le concept d’une mémoire absolutisée. Or ce concept est en train de se réaliser sous nos yeux : il n’est autre que la toute-puissance atteinte par la techno-science elle-même. Omniprésence, omnipotence, omniscience littéralement, et peut-être, demain, éternité et immortalité : tels sont les attributs, jusqu’ici étrangement inaperçus, de la techno-science, c’est-à-dire ceux-là mêmes qu’on prête à Dieu… Découvrez les premières pages du livre de Mehdi Belhaj Kacem.
L’image-événement
Lorsque le BAL m’a demandé d’imaginer un « thème » général de réflexion sur l’image – un thème que j’aimerais voir discuté et approfondi par des artistes, des penseurs et des spécialistes –, l’enjeu n’était d’emblée pas de faire un «état des lieux» de la pensée des images aujourd’hui. Je voulais, au contraire, une approche marquée par la subjectivité et l’expérience de chacun d’entre nous qui regardons, fabriquons ou interprétons les images. J’aimerais ne jamais complètement quitter ce lieu-là, qu’il s’agisse d’une expérience collective ou intime. L’idée, donc, serait de mieux comprendre l’effet de certaines images sur nous: comment elles s’inscrivent en nous, nous déplacent, nous transforment. L’image comme événement dit cela : que l’image émise, fabriquée, enregistrée, perçue, mais aussi fantasmée, est le lieu possible d’une apparition qui modifie l’ordre et le cours des choses. Une rencontre avec l’image qui détermine un avant et un après. Une image décisive, sans retour. Il y a, inévitablement, des hiérarchies objectives: des images devenues des événements esthétiques majeurs (tableau marquant une rupture dans l’histoire de l’art, photo mondialement connue, scène culte de cinéma), des images pratiquement devenues les événements eux-mêmes (conflit politique accessible par les images qui nous en restent, mais aussi films performatifs, artistiques ou amateurs, qui réduisent à zéro la distance entre ce qui arrive et l’enregistrement de ce qui arrive). Mais ce n’est pas dire là non plus : il y a de grandes et de petites images ; les grandes créent des ruptures, les petites passent inaperçues, perdues et avalées par le flux. C’est interroger la nature d’événement de chaque image : si certaines sont devenues des événements en soi, chacune est possiblement le lieu d’une telle expérience, d’un punctum imprédictible qui nous convoque. «Chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers», disait Aragon à propos du «stupéfiant image». Alors c’est l’intime, le fantasme, l’histoire personnelle qui s’enrichit et se construit à travers elles : images traumatiques, scènes primitives, attaches sentimentales et irrationnelles, autant de clichés photographiques ou non qui nous choisissent et nous constituent – musée imaginaire ou académie intérieure. La littérature et l’art contemporain, par exemple, ont depuis longtemps été en quête de ces événements intérieurs provoqués par l’image, à l’instar du choc d’une rencontre amoureuse, d’une naissance, d’une mort, d’une découverte ou d’une révolution… Cette essence événementielle parle aussi de cette part d’irreprésentable contenue dans les images et qui continue de les faire vivre et agir, qui continue d’étonner et de bouleverser en dehors de toute règle et par leur seule puissance d’apparition.
B. Schefer
Je vais essayer de mettre ici à l’épreuve une série de
réflexions qui me hantent depuis longtemps, et qui sont
pourtant presque toutes restées con nées à une part non
rendue publique de mon travail. C’est avouer d’emblée le
caractère problématique de cette série de réflexions,
qui puisent dans des matériaux très disparates, mais
confluent tout de même toutes vers un seul et même
problème fondamental qui me paraît toucher de très près
au sujet des présentes journées. Je compte donc sur votre
indulgence: je me livre à vous un peu pour faire une sorte
de psychanalyse spéculative en public, et essayer d’avancer
un peu dans le quasi-traumatisme – vous verrez que le mot
s’impose à plus d’un titre – que constitue cet ensemble de
réflexions dans mon petit parcours cogitatif.
Pour entrer en matière, je vais retracer la manière dont
m’est venue l’idée de faire état, pour la première fois,
donc, en public, de toutes ces pensées, et ce à la simple
lecture des phrases qui constituent l’argumentaire rédigé
par Bertrand Schefer – qui en connaît un bout en matière
de trauma, on aura peut-être l’occasion d’en reparler –
pour l’organisation des présentes journées.
Dans ce texte très dense, comme tout ce qu’il écrit, quasi
chacune des phrases a agi sur moi comme un déclic, comme
une injonction qui m’acculait décidément à faire état
pour la première fois de ce problème philosophique à la
fois majeur et, à ma connaissance, jamais problématisé
comme tel par qui que ce soit. Je prélève seulement
quelques-unes de ces phrases : «l’image comme événement»,
expression qui a irrésistiblement appelé la formation d’un
syntagme à résonance deleuzienne, l’« image-événement ».
Par court-circuit sémantique, les deux expressions
évoquent quelque chose comme un quasi-concept: un concept
manquant, non encore développé, et c’est peut-être de la
formation de ce concept qu’il s’agit de jeter ici quelques
bases.
Qu’est-ce, au juste, au-delà de l’évidence empirique,
qu’une image-événement ? Réponse, qui consonne avec tout
un pan de la philosophie moderne (Heidegger, Blanchot,
Badiou, Deleuze, Meillassoux…) : l’image-événement
est « ce qui détermine un avant et un après ». Et telle
est bien la définition de l’événement, en général, dans
la philosophie contemporaine: il est ce qui crée un avant
et un après, c’est-à-dire une temporalité subjective
nouvelle, irréductible à celles qui l’ont
précédée.
Pour serrer de plus près le concept en question,
tournons-nous vers le titre général donné, au moins par
provision, aux interventions des présentes journées:
«L’image, événement intérieur». Alors, très bêtement,
au sens d’une idiotie dostoïevskienne ou de l’enfant
pointant le Roi nu, je me suis sur le coup demandé:
pourquoi intérieur? Qu’il y ait toutes sortes d’images qui
composent le théâtre de ce qu’on appelle nos
subjectivités psychologiques, c’est trivial à dire. Mais
enfin, le régime de l’image a au moins autant à faire avec
l’extériorité, le dehors en tant que tel ; surtout quand
on pense au régime spécifique d’images autour duquel nous
sommes censés intervenir aujourd’hui, nommément les images
artistiques. Et cela pas à n’importe quelle époque, mais
bien à la nôtre, qui, comme chacun sait, est la première
à être aussi prolixe en production d’images souvent « choc
». Une prolifération à la fois quantitative (tout notre
espace «sociologique» en est saturé) et qualitative (il
s’agit d’aller sans cesse plus loin dans l’intensité, le
choc) d’images- traumas.
Pourtant, et comme le texte le dit entre les lignes, même
si l’ensemble des images artistiques qui nous hantent
ressortissent, par définition, du domaine de
l’extériorité et non de l’intériorité subjective, il va
tout autant de soi que l’image comme événement ne peut
être que quelque chose d’intérieur, d’in- time, de
subjectif. C’est ça que nous dit le texte de Schefer.
Donc, première piste de travail: une image «en- soi» ne
peut pas être événement; si nous pensons, pour nous en
tenir au cinéma, à quelques films très marquants des
dernières décennies, comme Mulholland Drive, Old Boy,
Spider, Melancholia, et à vrai dire d’innombrables autres
(des films de Haneke aux premiers de Bruno Dumont, des
block-busters américains à Gaspar Noé…), comme à
des événements, c’est précisément par la marque qu’ils
ont laissée en nous. Ce sont des films qui, chacun selon
son mode, configurent quelque chose comme une image
traumatique, une image-événement faisant écho, presque
universellement, aux subjectivités disparates qui composent
ce qu’on appelle un public. Comment la «même» image
extérieure, la même organisation d’images peuvent-elles
toucher autant de subjectivités différentes, se convertir
en autant d’événements intérieurs, chaque fois
singulièrement? Il faudra un assez long détour pour
apporter une réponse précise, et pourtant inédite, à la
question.
Le texte de Bertrand insiste encore sur le fait qu’il
s’agirait moins, dans les présentes journées, d’établir
«un “état des lieux” de la pensée des images
d’aujourd’hui» que de «développer une approche marquée par
la subjectivité et l’expérience de chacun d’entre nous qui
regardons, fabriquons ou interprétons des images». S’y
confirme donc ceci: autant il est tout à fait envisageable
de parler des images «en-soi», autant, s’il est question de
parler de l’image-événement, de l’image en tant
qu’événement, on ne peut couper à la question du
subjectif. Il n’y a pas d’image-événement qui se balade,
comme ça, dans la nature, indépendamment de la
subjectivité qui la reçoit. Par exemple, pour un
philosophe dont je parlerai plus loin, Bergson, tout est
image; et l’en-soi des choses n’est rien d’autre que quelque
chose comme la totalité virtuelle des images possibles, et
de leurs interférences. Nous-mêmes, en tant que
subjectivités humaines, sommes bien évidemment constamment
environnés d’images, mais il s’en faut d’un abyme pour que
chacune de ces images constitue pour nous un événement,
comme les quelques films que je viens de citer. C’est cette
distinction que fait Bertrand dans son texte, entre images
«majeures» et «mineures»: l’image-événement est ce qui,
dans le flux quantitatif ininterrompu d’images «naturelles»
ou «artificielles» qui nous entourent, produit un saut
qualitatif, intensif, qui marque à ce point la
subjectivité que celle-ci se définit par la mémoire de
cette image-événement, de ces images-événements. Si
toutes les images, tout le temps, produisaient sur nous un
choc événementiel de cette échelle, la vie ne serait pas
très vivable, mais, surtout, il y a fort à parier
qu’aucune image particulière ne ferait plus événement, et
qu’il n’y aurait pas de sujet non plus.
Aucun d’entre nous ne se singulariserait, nos personnalités
seraient uniformes, comme dans un troupeau de moutons.
L’image-événement est ce qui singularise; et seul l’être
humain, de tout le règne animé et inanimé, se singularise
subjective- ment à ce point. Pourquoi ? Là encore, on
m’accordera la provision d’un détour congru pour proposer
une réponse originale à la question.
Telle est en tout cas notre piste: l’image-événement a à
faire avec un certain pli de l’intériorité subjective.
L’intériorité subjective comme pli de l’extériorité des
images, comme inflexion intensive du flux ininterrompu
d’images naturelles ou fabriquées, produites, où nous
sommes aujourd’hui constamment immergés (par la
télévision, le cinéma, et surtout par Internet), comme
dans un bain amniotique artificiel. C’est ce pli, par
exemple, que produit toute œuvre d’art marquante, et plus
généralement toute image-événement, par exemple un
trauma biographique.
L’image ne fait événement qu’en un sujet. Voilà ce que
nous dit, pour nous mettre sur la brèche, le texte de
Bertrand Schefer.
Mehdi
Belhaj
Kacem,
Dieu,
la
mémoire,
la
technoscience
et
le
mal.
17€,
parution
le
13
septembre.