Le 22 février, Marie-José Mondzain publiera Confiscation des mots des images et du temps. Dans cet essai, la philosophe analyse comment le libéralisme économique siphonne le vocabulaire et anesthésie l’action politique en délégitimant la « radicalité ». Et s’interroge sur ce que deviennent les mots dans les stratégies de communication du pouvoir qui traduisent toujours, de façon insidieuse et agressive, le désir de légitimation de toutes les violences perpétrées en retour. Un combat pour un verbe vivace, à défendre contre les « récupérateurs » censés nous gouverner …
Découvrez son introduction :
Le désir d’écrire la brève méditation qui va suivre s’est fait sentir comme une nécessité à la fois politique et affective, ou plus exactement sous la forme d’un affect politique qui, m’ayant fait passer de la nausée à la colère, cherche peut-être à s’apaiser par les voies de la formulation. Ces voies sont celles du partage et de l’espoir d’y inscrire le désir et les conditions d’une transformation. Le point de départ de ce désir d’écrire était paradoxal puisqu’il provenait du sentiment, plus profond chaque jour, de l’inutilité et de l’impuissance des gestes et particulièrement des gestes de l’écriture. Comment écrire, et pour qui écrire? Ce sentiment s’installait sournoisement à travers l’expérience quotidienne du délabrement des liens, devant le spectacle ou la lecture de ce qu’on appelle les « nouvelles » et qui précisément anéantit par sa nuisible répétition chaque jour davantage la possibilité même de toute nouveauté. Le sentiment d’impuissance comme l’effroi face à tout changement, dont la rhétorique de la terreur est complice, sont à l’origine des ornières de la pensée. Ces ornières font entendre les chuintements du ressassement dans ce qu’on lit et dans ce qu’on entend. Deux régimes incantatoires se partagent l’abattement : celui qui invoque la répétition du même au fil séculaire de l’histoire et celui qui, au contraire, invoquant l’absolue nouveauté du paysage anthropologique, justifie la passivité de chacun devant l’inéluctable des innovations. À la plainte quotidienne et légitime qui dénonce la pollution de l’air et annonce l’agonie de la planète se joint, inséparable, l’expérience déprimante des tensions agressives dans l’espace public. Le spectacle du pouvoir manifeste dans le lugubre éclat de la violence policière son incapacité politique, son indigence intellectuelle et son inculture. Les organes du pouvoir lui-même, dans leur acquiescement lucratif avec le capitalisme sauvage, se font serviteurs de toutes les dérégulations en faisant mine d’en combattre les dérèglements et même de nous en protéger! Tout sonne tellement faux, comme un instrument désaccordé ! On peut à juste titre se demander quelles sont les voix qui peuvent se faire entendre, non pas pour formuler quelque vérité perdue ou encore inédite, mais pour rendre simplement à l’usage de la parole et au sens des mots leur pouvoir de liaison. Il s’agit surtout de cette fiabilité sans laquelle c’est le partage du temps et celui de l’espace public qui perd sa vitalité et sa consistance. Loin de s’accorder, c’est-à- dire de tomber d’accord dans le chorus d’une opposition, la consonance consensuelle des opposants eux-mêmes devient le masque du mutisme et la brèche ouverte aux impostures. Les discordances dans les conflits apportent au contraire leur prodigieuse fécondité aux productions imaginaires sans lesquelles il n’y a pas de vie politique. Il s’agit de construire un monde commun dans le respect des désajustements irréductibles de ses membres. Cette composition se construit au cœur d’un paysage sonore, celui des voix et des mots avec lesquels nous désignons les choses et nommons les personnes, avec lesquels nous partageons nos désirs et devrions débattre de nos désaccords pour inventer justement ce monde commun. Elle se construit aussi dans un paysage visuel à la croisée des regards et des mots qui récusent la toute-puissance de la terreur pour créer un espace d’hospitalité.
C’est dans ce paysage que je souhaite ici rendre au terme « radicalité » sa beauté virulente et son énergie politique. Tout est fait aujourd’hui pour identifier la radicalité aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. La voici réduite dans un nouveau lexique à ne désigner que les convictions doctrinales et les stratégies d’endoctrinement qui font croire en retour qu’il suffit de « déradicaliser » pour éradiquer toute violence et pratiquer une réconciliation consensuelle avec le monde qui a produit ces dérives elles-mêmes. La radicalité, au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l’imagination la plus créatrice. La confusion entre la radicalité transformatrice et les extrémismes est le pire venin que l’usage des mots inocule jour après jour dans la conscience et dans les corps. Que l’on considère l’extrémisme le plus désespéré, voire suicidaire, ou bien tous les intégrismes fanatiques qui veulent insu er les vapeurs toxiques d’un enthousiasme haineux et xénophobe, nulle part il ne s’agit de radicalité, c’est-à-dire de la liberté inventive et généreuse. Cette radicalité ouvre les portes de l’indétermination, celle des possibles, et accueille ainsi tout ce qui arrive, et surtout tous ceux qui arrivent, comme un don qui accroît nos ressources et notre puissance d’agir.
Écrire, faire de la philosophie, penser une action politique, partager des gestes de résistance, construire pas à pas la collaboration des colères, voilà ce que le flux industriel de la communication audiovisuelle du libéralisme est en train d’éroder par les images et les discours. Ce sont les saccades inanalysables et la violence ininterrompue de ce qu’on appelle l’actualité. Tel est, pourrai-je dire, le cadre dans lequel nos vies sont tenues d’inscrire la singularité de leur trajectoire quotidiennes et n’y parviennent plus ou craignent de ne plus y parvenir. C’est à partir de ce fond, dont je ne saurais m’abstraire par l’effet de quelque vision d’aplomb, que je prends l’initiative d’écrire malgré tout ces quelques réflexions à propos de la radicalité. Ce sont les programmes dits de «déradicalisation» qui ont inspiré et nourri ma résistance à réduire la radicalité au seul signifiant de la violence, du terrorisme et de la mort. Il ne s’agit ici ni de retraverser l’histoire philosophique des radicalismes théorétiques ni de rivaliser avec les spécialistes reconnus des divers fanatismes monothéistes.
Refusant de consentir aux itinéraires planifiés par l’ordre dominant, qui expertisent les régimes de la terreur et imposent l’ordre de la sécurité, je préfère emprunter les lignes d’erre qui tracent ou simplement ouvrent la cartographie imprévisible d’un vagabondage du sens et de la nébuleuse des possibles. Je vais tenter ce bref exercice flâneur dont les lecteurs de Benjamin espèrent toujours pouvoir encore tenter l’aventure. Je crois que si j’ai consacré tant d’années à la question de l’image et à celle des images, c’est peut-être pour défendre le principe de «la pensée malgré tout». Cet enjeu concerne d’abord la délité à la parole et la fiabilité de son usage dans un monde dominé par le régime du spectacle. Il appartient au regard du promeneur d’embrasser l’horizon le plus large pour ne pas se laisser fasciner par ce que la surabondance des productions visuelles et sonores impose comme foyer d’incandescence dans l’organisation quotidienne de la terreur et de la jouissance, ce qui finalement revient au même. C’est toujours une modalité de la pornographie qui voudrait gagner du terrain et qui parfois semble y parvenir. Il s’agit donc de défendre la radicalité contre cette pornographie en cessant d’en faire un oxymore qui dit ensemble la révolte et l’asservissement.
Je voudrais aborder par une voie sensible et communicable la puissance des affects qui, en mettant en mouvement les corps qui veulent encore combattre, prennent des risques, avec le courage qu’exige la conscience du danger. Les événements récents, comme ceux de Nuit Debout, disent bien dans le titre qu’ils se donnent que ce qui fait l’événement est ce redressement des corps vigilants dans leur tenue au cœur de la nuit. Ce n’est pas la nuit qui serait normalement consacrée au sommeil, mais celle qui porte la marque des ténèbres, celle de nos «sombres temps ». Les corps debout ne sont pas insomniaques, mais ils refusent l’assise confortable des sièges tant convoités où sont installés les pouvoirs qui se veulent inamovibles. La peur de perdre son siège est une hantise dans les palais du pouvoir. Ceux qui sont debout s’insurgent contre les litières et autres palanquins médiatiques où l’on voudrait coucher pour toujours les corps et les consciences, les distraire, tout en les maintenant dans un demi-sommeil, de leur épuisement et de leur ennui. Tenir debout dans la nuit, c’est imaginer une autre lumière, la lumière qui permet de créer les nouvelles conditions de la joie et du partage. Il s’agit donc non seulement d’un régime émotionnel mais de l’énergie du réveil sollicitée au cœur de la veille, énergie de nos convictions, de ce qui nourrit notre capacité d’action et notre désir d’efficacité.
Laisser flotter le visible dans son indétermination, consentir à entendre le murmure plaintif ou joyeux des choses, percevoir les vibrations imprévisibles, innombrables et contradictoires de tout ce qui nous entoure et nous soutient, tel est le programme sensitif qui peut conduire à la source des joies et des chagrins qui soutiennent nos actions politiques. Écrire pour conjurer les «passions tristes» en retrouvant peu à peu, et par bribes, le sens des mots confisqués, ceux qui autrefois ouvraient les voies de ce supposé impossible qui nous est toujours à charge. C’est parce que les images et les sons nous ont atteints avant même que nous ayons eu accès au langage et à la vision distincte qu’il nous faut y revenir a n d’instruire à nouveau les conditions de possibilité de toute création constituante, c’est-à-dire de cette imagination sans laquelle il ne peut y avoir de vie politique ni même de façon générale de vie de la pensée. Ce chemin qui s’ouvre voudrait rétablir la puissance d’une radicalité qui n’a rien à voir avec les gestes désespérés et cruels du nihilisme, ni avec ceux des fanatismes de tout poil qui opposent d’est en ouest les possédants et les possédés des trois monothéismes, des passions nationalistes affamées de légitimation fantasmatique et d’identification meurtrière. La possession de la vérité rend fou et les prosélytes qui en font commerce sont des imposteurs.
Avant
d’aller plus
loin, je
tiens à ce
qu’il soit
clair que la
défense de
la
radicalité
dont il
s’agira ici
est exempte
de toute
complaisance
à l’égard
des gestes
meurtriers
de ceux
qu’on se
plaît à
nommer «
radicalisés
». Je
partage le
chagrin de
tous devant
la violence
des
massacres,
qu’ils
soient
perpétrés
par des
fanatiques
ou par des
champions de
la
vengeance.
Mais il faut
choisir
entre la loi
du talion et
la position
politique
d’un
problème
qui concerne
aussi bien
les victimes
que les
bourreaux.
C’est au nom
d’un monde
commun, dont
tout est à
construire,
que le
présent
travail sur
l’usage des
mots tente
d’apporter
une modeste
contribution.
Je dis
«modeste»,
car j’ai
conscience
de l’ampleur
et de la
difficulté
de ce que je
me donne
pour horizon
et je sais
que
l’exercice
politique de
la
philosophie
se heurte
toujours aux
objections
des femmes
et des
hommes de
terrain qui
invoquent la
complexité
de leurs
pratiques
face à ce
qui est
considéré
comme une
activité
verbale et
sans risque.
À quoi je
répondrai
en premier
lieu que la
position que
je défends
ici résulte
justement de
la rencontre
et de
l’écoute
directe de
celles et de
ceux qui
sont
concernés
et
désignés
comme
«sujets de
la
radicalisation».
En second
lieu, il est
clair que
l’activité
discursive
et
réflexive
sur une
réalité
commune est
précisément
ce qu’il
faut
défendre et
soutenir
dans ses
effets sur
cette
réalité
même.
La défense
de la parole
et la
vigilance
maintenue
dans les
usages de la
langue sont
la condition
du débat
qui permet
et soutient
la vie
politique.
Loin d’être
un
privilège
des
«élites» et
des
«intellectuels»,
la parole et
la
conscience
critique
qu’elle
suscite
doivent
être
reconnues
comme
capacité et
droit de
tous sans
exception.
La
philosophie
a pour
tâche de le
rappeler.
Comprendre,
ce n’est pas
faire un
usage
privé,
professionnel
et
privilégié
de son
jugement,
c’est au
contraire
construire
la scène
où les
conditions
nécessaires
pour «se
comprendre»
s’élaborent
ensemble
dans la
communauté
des débats
et les
énergies
d’éclaircissement.
Construire
ce partage
avec lesdits
«
radicalisés
» est un
geste
d’accueil
sans lequel
aucun monde
commun
n’étant
possible, il
n’y aura
plus que la
guerre de
tous contre
tous. La
jungle de
Calais
était
devenue
envers et
contre tout
un espace de
sociabilité.
Dans cet
espace de
déréliction,
le travail
des
architectes
ne s’est pas
réduit aux
gestes du
bâtiment
mais à tous
les gestes
de la parole
et de
l’image qui
protégeaient
la dignité
des plus
démunis et
créaient la
scène d’un
partage.
Alors
pourquoi
s’en
remettre à
ce que la
suprématie
occidentale
a longtemps
appelé «la
loi de la
jungle» pour
parler d’un
monde
impitoyable
et sans
humanité ?
Qui ose dire
que
comprendre,
c’est
excuser, à
moins
d’être le
promoteur
d’une
dictature
morale et
sécuritaire,
dominée par
la peur
panique
inspirée
par tout
autre ?
224 pages, 18,50€, parution le 22 février 2017.