Notre travail a-t-il un sens ? Avec l’essor des nouvelles technologies et la division des tâches, l’intérêt de certains emplois peut parfois s’approcher du néant. Dans Bullshit jobs, le sociologue a enquêté sur ces jobs vides de sens. Découvrez un extrait (p. 24-27) :
Qu’est-ce qu’un job à la con ?
Ouvrons le bal avec ce qu’on pourrait regarder comme l’archétype du job à la con.
Kurt travaille pour un sous-traitant de l’armée allemande. Ou, plus précisément, il est employé par le sous-traitant d’un sous- traitant d’un sous-traitant de l’armée allemande. Écoutons-le décrire son boulot :
Kurt: L’armée allemande a un sous-traitant chargé de son service informatique. La société d’informatique a un sous- traitant qui s’occupe de sa logistique. L’entreprise de logis- tique a un sous-traitant auquel elle délègue sa gestion du personnel, et moi, je bosse pour cette boîte-là.
Imaginons que le soldat A ait besoin de déménager dans un bureau deux portes plus loin, au bout du couloir. Au lieu d’y aller directement avec son ordinateur sous le bras, il doit remplir un formulaire. Le sous-traitant informatique reçoit le formulaire. Il y a des gens qui le lisent et le valident, puis le font suivre à la société de logistique. Il faut que celle-ci approuve le déplacement au bout du couloir, après quoi elle nous réclame du personnel. Les gens de ma boîte qui bossent dans les bureaux font ce qu’ils ont à faire, et c’est là que j’entre en scène.
Je reçois un mail qui me dit: va à la caserne B pour telle heure. En règle générale, ces casernes sont loin de chez moi – entre 100 et 500 kilomètres –, donc je dois louer une voiture. Je prends la voiture, je me rends à la caserne en question, j’informe le centre de régulation que je suis sur place, je remplis un formulaire, je déconnecte l’ordinateur, je l’emballe dans un carton bien fermé et je demande à un gars de la logistique de l’emporter dans le bureau d’à côté. Là, je déballe le carton, je remplis un autre formulaire, je reconnecte l’ordinateur, j’appelle la régul’ pour leur dire combien de temps ça m’a pris, et je fais signer un ou deux papiers. Après quoi je reprends ma voiture de location pour rentrer, j’envoie un mail à la régul’ avec tous les documents, et je reçois ma paye.
Donc, plutôt que de laisser le soldat porter son ordi sur 5 mètres, deux personnes font entre six et dix heures de route au total, remplissent une quinzaine de pages de paperasse et gaspillent au bas mot 400 euros de l’argent des contribuables 1.
On se croirait face à un exemple classique d’usine à gaz mili- taire, aussi ridicule que ceux dépeints par Joseph Heller en 1961 dans son célèbre roman Catch 22, à un détail crucial près: dans cette histoire, presque personne ne travaille réellement pour l’armée. Strictement parlant, tout le monde est employé par le secteur privé. Bien sûr, il fut un temps où chaque armée nationale avait ses propres services de communication, de logistique et de gestion du personnel, mais aujourd’hui tout cela passe par d’innombrables strates d’externalisation privée.
Si l’on devait citer une seule bonne raison de considérer le boulot de Kurt comme l’exemple suprême du job à la con, ce serait la suivante : son poste pourrait être supprimé sans que la face du monde en soit changée d’un iota. On verrait même probablement un mieux, puisqu’on peut supposer que les bases militaires allemandes seraient obligées d’imaginer des façons plus intelligentes de déplacer leur matériel. Et ce n’est pas tout: non seulement Kurt a un travail absurde, mais il en est parfaitement conscient. (Sur le blog où il a publié ce témoignage et expliqué que son job, selon lui, ne servait à rien, il a dû batailler contre une armada de fervents partisans du libre marché. Ces derniers avaient instantanément surgi, comme c’est leur habitude sur les forums Internet, pour faire valoir que son poste devait nécessairement servir un but légitime, puisqu’il avait été créé par le secteur privé.)
On touche là, pour moi, au cœur de ce qui définit un job à la con: un boulot si vide de sens que même la personne qui l’exécute jour après jour ne parvient pas à trouver une seule bonne raison de le faire. Elle ne l’admettra peut-être pas devant ses collègues – et, en cela, elle sera bien avisée –, mais elle n’en restera pas moins convaincue que c’est un travail complètement inutile.
Retenons donc cette première définition provisoire :
Définition provisoire n° 1 : Un job à la con est une forme d’emploi si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence.
1.«Bullshit Jobs», LiquidLegends, www.liquidlegends.net/forum/general/460 469-bullshit-jobs?page=3, dernière modification le 1er octobre 2014.
David
Graeber, Bullshit jobs.
Parution le 5
septembre.