Le professeur Frans de Waal, éthologue et primatologue de renommée mondiale, explore le monde mal connu des émotions animales et fragilise toutes nos certitudes sur la spécificité de l’espèce humaine.
Un mois avant les 59 ans de Mama et deux mois avant les 80 ans de Jan van Hooff, ces deux hominidés d’un certain âge se sont retrouvés pour des adieux particulièrement émouvants. Mama, qui faisait partie des chimpanzés de zoo les plus âgés du monde, était émaciée et mourante. Jan van Hooff, dont les cheveux blancs tranchaient sur le rouge vif de sa parka, est le professeur de biologie qui a dirigé ma thèse il y a des années. Mama et lui se connaissaient depuis plus de quarante ans, et leurs adieux ont été filmés.
Dans la vidéo, on voit Mama couchée en position fœtale sur son lit de paille, mais elle n’a même plus la force de lever les yeux quand Jan, qui vient d’entrer dans sa cage de nuit, s’approche en poussant de petits grognements amicaux. Les gens qui, comme lui et moi, travaillent avec les grands singes imitent souvent leurs cris et leurs gestes; nous savons que les doux grognements les rassurent. Soudain, Mama exprime une profonde joie en voyant Jan juste à côté d’elle, en chair et en os. Son visage se fend d’un immense sourire ravi, beaucoup plus expansif que le sourire de notre espèce. Les lèvres des chimpanzés sont tellement souples qu’ils peuvent entièrement les retrousser, et aussi les retourner. On voit non seulement les dents et les gencives de Mama, mais l’intérieur de ses lèvres. Son visage est mangé par son large sourire, et elle glapit – un son aigu et doux, réservé aux moments d’émotion intense. C’est une émotion positive, puisqu’elle cherche à prendre la tête de Jan qui se penche vers elle. Elle lui caresse doucement les cheveux, puis enroule un de ses longs bras autour de son cou pour le serrer contre elle. Elle souligne sa longue étreinte en pianotant contre la nuque de Jan, en rythme, comme les chimpanzés quand ils cherchent à calmer un petit qui geint.
C’était typique de Mama : elle a dû sentir que Jan hésitait à pénétrer sur son domaine et elle a voulu le rassurer. Elle était profondément heureuse de le voir.
Frans de Waal, La dernière étreinte,
400 pages, 23,50€, parution le 14 novembre.