Repensons l’économie avec Éloi Laurent
À l’occasion de la publication des Nouvelles Mythologies économiques, Erwan Manac’h a réalisé un entretien avec Éloi Laurent pour Politis dont voici un extrait :
Voilà un économiste qui combat farouchement la prédominance de sa propre discipline dans les discours politiques. «L’économisme », sous les atours de la scientificité, popularise selon Éloi Laurent des « mythologies » propagées par la pensée néoliberale L’économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), professeur a Sciences Po et à l’université de Stanford, leur oppose une approche empirique qui réhabilite des idées battues en brèche par les économistes libéraux. Au premier rang desquelles celle d’une transition écologique ambitieuse.
Comment décririez-vous
le capitalisme tel qu’il évolue aujourd’hui,
avec la révolution numérique ?
Éloi Laurent : Pour aller vite, nous avons
connu un capitalisme de type fordiste jusque dans les années
1970, puis l’entrée dans un capitalisme
hyper-financier. Aujourd’hui, nous basculons dans une
troisième ère, que j’appelle dans mon livre le «
capitalisme de passager clandestin ».
L’économie numérique est présentée comme une
source d’innovation censée relancer la productivité
et donc la croissance. En réalité, les entreprises du
secteur « tech » telles qu’Uber, Airbnb, etc ne
reposent que marginalement sur des innovations
technologiques et n’en génèrent que peu ou pas du
tout : elles s’appuient surtout sur des innovations
financières et fiscales qui leur permettent notamment d’échapper
largement a l’impôt. Pour ce qui est de leur
stratégie économique, il s’agit d’un bon vieux
dumping social : Uber, par exemple, casse les prix du
secteur du transport urbain de personnes pour tuer la
confluence et augmente! ses tarifs ensuite. Je ne vois ici
aucune nouveauté.
En outre, en guise «d’économie du partage», je
parlerais plus volontiers d’économie du parasitage.
Amazon, par exemple, ne pourrait pas distribuer ses paquets
sans les réseaux de La Poste. S’il n’y avait pas
les services publics et les biens communs, elle ne pourrait
pas mener son activité privée. Tout ça, sans respecter les
règles du jeu fiscal. C’est cela, le « capitalisme de
passager clandestin » : privatiser les biens communs puis
refuser de contribuer aux dépenses sociales.
Par ailleurs, la croissance induite par cette nouvelle
économie réside en une extension de la sphère marchande sur
le domaine privé, non en une intensification de l’innovation.
L’espace privé devient un espace marchandisé les
appartements deviennent des hôtels, les voitures des taxis,
les conseils amicaux des recommandations d’achat, etc.
Même l’information et la communication censées être
au cœur de ces entreprises me paraissent douteuses il s’agit
surtout d’exploiter le marché du narcissisme et de la
solitude, bien plus que de faire fructifier la connaissance
et l’échange. C’est extrêmement problématique
pour les relations sociales comme pour l’activité
économique.
Faut-il accompagner ce changement de modèle en créant un revenu « universel » ou d’« existence », comme le réclament beau- coup de gens, notamment à gauche ?
De manière générale, je suis d’avis qu’il faut domestiquer ce qui relève pour moi de nouvelles stratégies managériales plutôt que de s’adapter à leurs desiderata. L’auto-entrepreneur, par exemple, est en réalité un auto-exploiteur, il exploite son temps de loisir et souvent sa santé. Le conflit social est ainsi effacé : comment se révolter contre soi-même ? Comment faire une auto-grève ? Faut-il vraiment caler les services de protection sociale sur ce modele ? Au contraire, je pense qu’il faut réintégrer tout ce précariat « néotechnologique » dans une forme de salariat stable. De même, je réfute l’idée selon laquelle nous serions en train d’assister a « la fin du travail salarié ». La réalité, c’est que, depuis dix ans que les innovations technologiques s’accélèrent, la part des emplois non salariés en France a progressé de 9 % a 10,5 % (pour retrouver aujourd’hui exactement son niveau d’il y a vingt ans). La mort du salariat n’est, semble-t-il, pas pour demain. En fait, ce n’est pas notre modèle social qu’il faut adapter, mais notre modèle fiscal. II faut trouver des moyens de contraindre Airbnb, Uber, Google, etc. a participer au modèle social dont ils bénéficient.
Lire la suite de l’entretien réalisé par Erwan Manac’h sur Politis.
Éloi Laurent, Nouvelles
Mythologies économiques.
112 pages, 12€, en librairie.